De la liberté d’expression du salarié

De la liberté d’expression du salarié

Sauf abus, le salarié jouit, dans l’entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d’expression à laquelle seules des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché peuvent être apportées (jurisprudence constante).

L’abus est caractérisé lorsque les propos de l’intéressé sont injurieux, diffamatoires ou excessifs.

Il a par exemple déjà été jugé que les termes tels que « décisions incohérentes et contradictoires qui compromettent la pérennité de l’entreprise » ou encore tels que « désordre interne, détournement, abus d’autorité, conséquences financières et sociales désastreuses », utilisés par des cadres supérieurs dans une lettre adressée aux nouveaux actionnaires d’un groupe n’étaient pas injurieux, diffamatoires ou excessifs (Cass. soc. 27 mars 2013, n°11-19734).

Le caractère abusif des propos dépend du contexte dans lequel ils sont prononcés, de sorte qu’il convient d’analyser chaque situation précisément.

Il a ainsi été considéré que ne constituait pas une faute grave les propos suivants, tenus par un salarié dans une lettre écrite à l’employeur : « Vous avez mobilisé cinq personnes dans l’intention de me sanctionner et après vous parlez de rentabilité. Je tiens à vous signaler que votre premier devoir envers les personnes qui sont sous votre responsabilité, c’est de les protéger et de veiller à leur sécurité et non pas de leur nuire en essayant de les éliminer physiquement ». Selon la Chambre sociale de la Cour de Cassation, ces propos litigieux ne constituaient pas une faute grave car ils s’inscrivaient dans une polémique initiée par l’employeur dans une lettre adressée préalablement à l’inspection du travail et dont le salarié en question était en copie (Cass. soc. 23 mars 2011, n°09-70607).  Bien que n’étant pas une faute grave, ces propos étaient-ils constitutifs d’une faute « simple » ? Nous n’avons pas connaissance de la position de la Cour d’appel de renvoi sur ce point.

Tout récemment, dans un arrêt en date du 19 mai 2016, la Chambre sociale de la Cour de Cassation s’est prononcée à propos d’un cas qui mérite l’attention. Dans cette affaire, avant une réunion de consultation des salariés à laquelle il ne pouvait assister, le salarié concerné avait écrit un mail intitulé « point sur la fusion [X Z][1] après la réunion plénière: message destiné EXCLUSIVEMENT aux ex-salariés [X] et aux délégués syndicaux », dans lequel il avait notamment écrit :

  • « Je donne un avis fortement défavorable à la signature de cet accord par les syndicats et vais m’en expliquer. Bien entendu il s’agit d’un avis strictement personnel, qui n’engage que moi. Chacun est libre d’avoir une opinion contraire et de l’exprimer. Je conçois tout à fait que nos situations et objectifs professionnels soient différents. Nos délégués vont recueillir l’accord de chacun lors de la réunion qu’ils organisent mardi avant de prendre une décision concernant la signature de cet accord Ils ne manqueront pas de nous faire part de leur propre expertise sur la question étant donné que [Z] n’en est pas à sa première fusion. »
  • pour ensuite employer des termes tels que « chantage », « forme employée scandaleuse », « couteau sous la gorge », « propos incomplets voire fallacieux de M. Y… qui semble bien pressé de voir signer ce texte », « dictature », « actions sournoises et expédiées », « laissons la direction s’enliser elle-même dans ses propres erreurs » ou encore de termes familiers tels que « génial l’accord », « merci l’accord » , « ainsi chaque salarié aura le choix de se faire encercler par des dispositions plus ou moins (dés)avantageuses ».

Or, après avoir précisé que « pour apprécier la gravité des propos tenus par un salarié il fallait tenir compte du contexte dans lequel ces propos avaient été tenus, de la publicité que leur avait donné le salarié et des destinataires des messages », la Cour de Cassation a jugé que ce salarié n’avait pas abusé de sa liberté d’expression car les propos incriminés avaient été tenus dans un message destiné à des salariés et représentants syndicaux à propos de la négociation d’un accord collectif pour défendre des droits susceptibles d’être remis en cause (Cass. soc. 19 mai 2016, n°15-12311).

Autrement dit, l’employeur ne peut s’exonérer d’une analyse très précise du contexte avant de sanctionner des propos qui peuvent lui sembler a priori abusifs.

[1] Les noms des entreprises concernées ont été occultés par l’auteur du présent article et remplacés par « X » et « Z ».